Le temps des juges, la justice face au pouvoir

Analyse du face-à-face entre juges et politiques. Ou comment l’indépendance est source de conflits.

« Les juges au poteau », crient les politiques, en révolte contre la hargne tenace dont font profession certains magistrats aux dents longues. « Les politiques en prison », répondent les juges, soucieux d’appliquer un principe absolu: la loi est la même pour tous. Avec la sortie, lors de ces quinze dernières années, d’innombrables affaires médiatico-politico-judiciaires qui ont secoué la vie de notre république, bien trop tranquille pour être parfaitement honnête, la France a découvert un pouvoir qu’elle croyait sous contrôle: celui des juges. D’Elf au Crédit lyonnais, d’Urba aux HLM de Paris, la liste des sales affaires est longue. Indice de deux réalités presque contradictoires: celle de la corruption réelle d’une partie du pouvoir, mais celle aussi, en contrepoint, de la vigueur du système de contrôle de cette dérive, pour beaucoup liée aux dérèglements du système de financement de la vie politique.

C’est la fronde d’une nouvelle génération de magistrats que décrit dans un remarquable documentaire en deux parties Frédéric Compain, déjà auteur d’un film sur la justice, Commis d’office. Le réalisateur analyse ici avec une grande clarté le jeu complexe qui fait intervenir une panoplie d’acteurs: juges, politiques, journalistes, chefs d’entreprise. Le Temps des juges est celui qui s’étend sur trois décennies, durant lesquelles s’affrontent parfois brutalement les politiques et la justice. Compris entre deux dates butoir -1975, année de l’affaire Chapron, patron mis en détention par le juge Patrice de Charrette fi Béthune à cause d’un accident du travail, et début 2003, année où Roland Dumas est blanchi dans l’affaire Elf -, le film retrace ce parcours, du combat des juges pour s’imposer, poussés à l’origine par le Syndicat de la magistrature, créé en 1968, jusqu’à leur nouvel et relatif effacement, contestés par le pouvoir exécutif qui ne dit jamais son dernier mot. Les juges Halphen (en photo), Eva Joly, Laurence Vichniewsky, pour ne parler que d’eux, en savent quelque chose. Grâce à de nombreux entretiens avec des juges, Compain dresse la généalogie de cette conquête du graal judiciaire, en détaillant ses étapes clés: l’affaire Carrefour du développement en 1986, l’affaire Péchiney et les délits d’initiés instruits par le juge Edith Boizette en 1988, l’affaire de la Société Générale, l’affaire Urba…

La gauche découvre durant ces années qu’elle n’est pas « naturellement morale », contrairement à ce que sa mythologie tendait à faire croire. La droite, elle, n’apprend rien de nouveau sur elle-même. Bref, les juges ont brisé un tabou: celui de l’impunité des politiques, de certains d’entre eux en tout cas. Au-delà des erreurs de quelques juges inquisiteurs ivres de leur indépendance enfin acquise (après des siècles de collusion avec le pouvoir politique), sur lesquelles Compain reviendra dans la seconde partie, cette émancipation de la magistrature a des allures de victoire démocratique: celle des règles du droit et de la morale publique qui s’appliquent aux puissants tous autant qu’aux citoyens ordinaires.